19 novembre 2016

Histoire de la Loge

Histoire de la loge La Bienfaisance.

LES DEUX PREMIÈRES PÉRIODES. 1821 ET 1880

 

Première période 1821-1831

sceau-1821

Le sceau de La Bienfaisance en 1821

Dans l’installation de la Franc-Maçonnerie à Bourbon, on peut distinguer deux étapes : l’une se situe dans le dernier quart du XVIIIè siècle, l’autre aux environs de 1820.
Au XVIIIè siècle, en 1777, cette implantation est marquée par la création de :
– La Parfaite Harmonie, à l’Orient de Saint Denis,
– L’Heureuse Réunion, à l’Orient de Saint Paul la même
– La Triple Union, à l’Orient de Saint Benoit en 1784.

Ainsi, avant 1800, les trois points symboliques du triangle sont-ils géographiquement représentés.
Puis, après une trentaine d’années, plusieurs autres créations de loges auront lieu :
– L’Amitié, en 1816 à Saint Denis
– Les Amis Réunis, en 1823 à Saint André
– L’espérance, en 1825 à Saint Denis.
C’est dans cette seconde période que se situe la naissance de La Bienfaisance à l’Orient de Saint Pierre, en 1823.
Auparavant, une première tentative avait eu lieu en
1805. Cette année-là, le 12 Septembre, douze maîtres de Saint Pierre décident de créer une loge sous le titre de La Sincérité Parfaite, et de travailler sous le maillet de La Parfaite Harmonie en attendant les Constitutions du Grand Orient.
Qui étaient ces frères ? Pourquoi leur demande n’aboutit-elle pas ? On n’en retrouve aucune trace dans les archives de la rue Cadet détruites en partie par l’occupant lors de la Seconde Guerre Mondiale.
D’après RIVALTZ-QUENETTE (« La Triple Espérance », 1778-1978) la loge mauricienne reçut en 1814 une demande de mise en instance d’une loge « La Bienfaisance » à l’Orient de Saint Pierre. Il ne semble pas que cette démarche ait abouti.
En 1821, un autre groupe de maçons St Pierrois va faire une autre tentative qui sera couronnée de succès : ils demandent
à la Parfaite Harmonie de solliciter pour eux des Constitutions auprès du Grand Orient. Dans une lettre accompagnant son envoi au Grand Maître de l’Ordre, le Vénérable de La Parfaite Harmonie,
De Chanvallon, précise que des frères de St Pierre qui demandent la création d’un atelier
« sont tous bons et vrais maçons, appartenant à des loges régulières »
et que « L’Etablissement d’un atelier dans ledit quartier de
St Pierre ne peut qu’augmenter et accroître la prospérité de l’art royal ».
Les pièces nécessaires à cette création devaient être adressées au Maréchal de Beurnonville lorsqu’on apprit sa mort survenue à Paris en Avril 1821.

La Parfaite Harmonie envoie ensuite à St Pierre quelques délégués chargés d’enquêter sur la régularité des frères demandant la création de la loge, et en rend compte ensuite au Grand Orient :

« La R… L… La Parfaite Harmonie, séante à St Denis, Isle Bourbon »

Séance du 5ème jour du 9ème mois de l’an 1821.

Les frères chargés de se rendre au quartier de St Pierre, isle de Bourbon, pour s’assurer ‘si les maçons qui y étaient réunis

et qui sollicitaient l’assistance de la R… L… La Parfaite Harmonie pour obtenir du Grand Orient de France des Constitutions appartenaient à des ateliers réguliers, et, vérifier deux tableaux ayant fait leur rapport et certifié que les maçons demandeurs étaient parfaitement en règle et méritaient la faveur qu’ils sollicitent,

La R… L… La Parfaite Harmonie, sur les conclusions du frère orateur et l’avis unanime des colonnes, considérant que l’établissement d’un atelier régulier ne peut qu’augmenter et accroître la prospérité de l’art royal en cette colonie, et convaincu le Grand Orient de France de notre zèle pour l’accroissement de notre sublime institution ; que la charité que nous devons à nos frères nous prescrit impérativement la loi de leur procurer autant qu’il est en nous tous les moyens de se perfectionner et d’avancer dans la carrière maçonnique.

« Considérant que les frères signataires en demande de constitution ont appartenu à des loges régulières qui, par différentes circonstances, ont été obligées de cesser leurs travaux, et que lesdits maçons, vu leur éloignement de la loge de St Denis, Isle Bourbon, et des affaires qui les retiennent dans leurs foyers, ne peuvent suivre avec exactitude nos travaux, ce qui doit les entacher d’irrégularité ;

A arrêté que le Vénérable, au nom de la R… L… La Parfaite Harmonie adresserait au Grand Orient de France la demande en constitution des dits maçons réunis au canton de St Pierre, Isle Bourbon, sous le titre distinctif de la Bienfaisance. Le tableau des membres qui composent ce nouvel atelier,

leur serment de fidélité au Grand Orient de France et tous les documents nécessaires pour obtenir lesdites constitutions pour la loge la Bienfaisance à l’Orient du quartier de St Pierre, Isle de Bourbon, et que le Grand Orient serait supplié d’avoir égard à la juste et régulière demande des maçons dudit quartier de St Pierre qui ne peuvent que propager dans cette colonie les principes d’ordre et de régularité si nécessaires au bonheur de ses habitants ».

Examinons de plus près la nouvelle loge qui vient de se créer.
Tout d’abord, pourquoi avoir choisi ce nom : La Bienfaisance ? Les noms des loges sont souvent un reflet des préoccu-pations essentielles des maçons à l’époque de leur création. Ainsi, dans le premier quart du XIXè siècle, les Francs-Maçons, et ceux de St Pierre ont du y être sensibles, mettent l’accent sur le rôle d’entraide de la Franc-Maçonnerie.
C’est ainsi qu’on trouve, dans la région parisienne, deux loges créées à la même époque : « Les Amis Bienfaisants » et « Bienfaisance et Progrès ».
D’où venaient ces frères réunis sous le vocable de la Bienfaisance ?
Le Vénérable de la Parfaite Harmonie indique que certains sont membres de sa loge, mais nous n’en avons pu trouver la preuve. Possédant un effectif important (puisqu’au tableau de 1822, après la création de la loge de St Pierre, elle compte encore 69 membres), il était possible aux frères « d’essaimer » sans crainte de réduire dangereusement son effectif.
L’Amitié, elle, qui ne comprend que vingt membres en 1820, a pu fournir aussi quelques éléments.
Composition sociale de la Bienfaisance
La composition sociale de la nouvelle loge se présente
ainsi :
– 5 professions libérales,
– 5 fonctionnaires ou agents de l’administration locale,
– 8 négociants,
– 13 propriétaires,
– 4 « habitants »,
– 1 employé.
Mais cette classification est toute arbitraire, car les catégories se chevauchent : tel négociant est aussi planteur, tel fonctionnaire possède une ou plusieurs « habitations » dans les hauts.
Essayons de voir de plus près ces catégories :

LES PROFESSIONS LIBÉRALES
Elles sont représentées par trois notaires, un maître en chirurgie, un officier de santé. Quatre d’entre eux ont une concession dans l’arrière-pays où ils produisent blé, maïs ou canne à sucre. La culture est effectuée par des esclaves, en nombre très variable : 154 pour la plus cossue, 21 pour la plus modeste.
LES REPRÉSENTANTS DE L’ADMINISTRATION
Le commandant de quartier, le maire, l’arpenteur du roi, le receveur de l’enregistrement, l’adjoint au juge de paix, possèdent en général un « emplacement bâti » au chef-lieu. Ils ont aussi quelques esclaves (de cinq à vingt), sans doute pour les travaux domestiques.
LES NÉGOCIANTS, PROPRIÉTAIRES ET HABITANTS
Souvent les trois à la fois, ils forment certainement la classe aisée de la population. Au chiffre de vingt-cinq sur les trente-six membres de la loge, ils représentent la bourgeoisie locale qui a pignon sur rue (certains possèdent même plusieurs commerces), est propriétaire d’une habitation sur les pentes, entre Ravine Blanche et St Joseph, où l’on réside en saison chaude, où la main-d’oeuvre servile est confiée à des surveillants. L’un des plus aisés, Robin, par exemple, possède quatre habitations entre Ravine d’Abord et Ravine Blanche, sur lesquelles travaillent 254 esclaves. On produit 3000 quintaux de man, 175 de café, 500 de sucre et on y élève 170 têtes de bétail.
Un seul membre de la loge fait figure de parent pauvre : originaire de St Benoît, il est venu travailler à St Pierre comme « commis de commerçant » et est le seul représentant du « prolétariat » local.
En ce qui concerne les âges, la moyenne en est de 40,5 ans avec cette répartition :
– moins de 30 ans : 9
– de 30 à 40 ans : 9
– de 40 à 50 ans : 8
– plus de 50 ans : 7
(L’âge de 3 membres est incertain)
Notons aussi que, sur les 36 membres, 25 sont nés à « Bourbon » (dont 22 à St Pierre) et 11 en métropole. Parmi ces derniers :
– 6 sont arrivés à Bourbon avant 1800
– 5 entre 1800 et 1815.

Enfin, remarquons que les membres de la Bienfaisance sont à peu près tous plus ou moins apparentés : les mariages sont fréquents entre fils et filles de francs-maçons.

Mais les Constitutions demandées au Grand Orient de France durent se faire attendre, puisqu’en 1823, la Bienfaisance renouvelle sa demande auprès de La Parfaite Harmonie :
« Animés du désir de travailler régulièrement pour la gloire de la Maçonnerie et le bien général de l’humanité, nous vous prions de nous réunir au centre commun de tous les maçons français en nous accordant notre mise en instance auprès du Grand Orient de France, ce qui régularisera la loge élevée à l’Orient de St Pierre, isle Bourbon, conformément au vœu de la délibération prise le 22ème jour du 4è mois de l’an 1823 dont extrait est ci-joint.
Attachés à tous les liens de la fraternité nous nous efforcerons d’en resserrer les nœuds et nous nous engageons dès à présent à nous conformer aux règlements du Grand Orient. »
Et puis …… les documents manquent. Sans doute la Bienfaisance reçut-elle enfin ses constitutions, puisqu’elle figure au Grand Orient comme loge régulière jusqu’en 1831.
Dès 1832, elle est comptée comme inactive, et il semble qu’à cette date, les maçons de St Pierre aient déjà déposé leurs outils.

 

Deuxième période 1862-1880

Avant d’examiner dans quelle condition se fit le réveil de la « Bienfaisance », essayons de voir ce qu’étaient, vers 1860,
St Pierre et ses habitants.
Félix Frappier nous décrit ainsi la ville :
vue de la mer, avec ses maisons blanches, ses
toits aux couleurs variées, son faubourg de la Terre Sainte nouvelle ville bientôt, la fumée de ses usines, de ses sucreries, ses rues larges et alignées, le mouvement de son petit port, les montagnes vertes et gigantesques qui forment le fond du tableau, St Pierre offre à l’œil du voyageur surpris l’un de ces riches paysages aux teintes chaudes et variées dont les contrées intertropicales et surtout notre beau pays sont si prodigues. Tout vit, tout s’agite, on le voit, on le sent, la richesse, la fécondité, le travail se montrent partout. Les sucreries transforment en brillants cristaux le roseau fécond, les forêts fument du feu des bûcherons, le corail de la mer brûle et se transforme dans les chaufourneries, les chaloupes et les caboteurs se croisent dans la passe, vont, viennent, emportent et rapportent les sucres, les riz. les bois, la chaux du pays et les mille produits de l’industrie métropolitaine
on compte sur le territoire de la commune :
– 20 sucreries
– 3 distilleries
– 3 scieries mécaniques
– 2 chantiers de constructions maritimes, des ateliers de charronnage, de chaudronnerie, des forges, etc ..
– 8 fours à chaux
– 3 établissements de batelage
– 3 ateliers de mécaniciens
Paul Erudel, qui visita la ville à la même époque, en a laissé une description pittoresque.
« C’est une petite ville coquettement assise sur le bord de la mer, bâtie en amphithéâtre, sur le versant de la montagne qui forme l’île de la Réunion. Ses rues sont droites et perpendiculaires à la côte, coupées à angles droits et pavées en macadam, pleines de problèmes insolubles pour l’étranger qui s’égare et demande son chemin. Dix gros hommes y pourraient assurément passer de front ; mais dans ce siècle, sous le despotisme du jupon monstre, les femmes ne pourraient jouir du même privilège.
Des canaux aux eaux murmurantes, saignées faites à la rivière Saint Etienne, courent le long des rues, de toute la vitesse de leur pente, distribuant la fraîcheur et la gaieté…

Les maisons se suivent et se ressemblent : les unes bâties en pierre volcanique, les autres en pierre de taille, la plupart en bois de natte. Toutes, sans exceptions, elles présentent l’aspect d’une « varangua » soutenue par des colonnades qui protège le jour des rayons du soleil et fait savourer le soir toute la fraîche et tiède haleine des baisers de la brise…. Toutes ces cases sont
entourées d’une grille en bois que les insulaires appellent « barrot ». D’une tenue irréprochable à l’intérieur, elles n’élèvent pour la plupart que deux étages couverts de bardeaux….
Du large en mer, Saint Pierre produit un effet ravissant… Dans le fond du tableau, le Piton des Neiges, à la pyramidale structure, disparaît dans un lointain vaporeux Au second plan à droite, on aperçoit à l’échancrure de l’Entre-Deux, la fumée s’échappant en noirs flocons des longues cheminées des Casernes et de Mont-caprice. Plus loin, le coteau de Terre Sainte, avec son peuple de travailleurs, ses cabanes construites en bambou et en nattes de paille le ruban de la route communale se déroulant à perte de vue….
Représentez-vous maintenant à gauche St Pierre, la ville animée et folâtre, baignant ses pieds dans les flots, cachant sa tête sous de frais anbrages, le soleil du matin qui se rit gaiement sur les toits rouges, les établissements de marine en travail, le port, les chantiers de construction et le mât des signaux qui, comme celui d’une frégate, fait flotter ses pavillons multicolores.
Sa population qui se chiffrait en 1848 par 17 500 âmes, blancs et noirs, s’évalue actuellement à plus de 30 000 habitants.
…. A St Pierre, point de monuments à gêner la vue, à distraire et occuper inutilement le regard….
…. la mairie, pièce capitale des monuments de la localité : un grand cube jaugeant au moins 500 personnes les jours de bal et de concert…
…. la place d’Armes, peu bruyante de nature, qui déplie devant la mairie son vaste tablier vert, n’est autre chose qu’un grand et insignifiant espace, mesurant deux hectares gazonnés.
Cette place, d’un parallélogramme parfait, encadrée de filaos et de constructions disparates, sert deux fois par an à la revue des milices…
L’Eglise, d’un style beaucoup trop moderne, est flanquée de deux clochetons couverts en ardoises. Une flèche aiguë s’élance au clocher central. L’intérieur, d’une simplicité antique, témoigne peu de la générosité des planteurs.
Les rues de St Pierre (de la Plaine, des Tourbillons, de la Rivière et des Bons-Enfants la cannebière du quartier) n’affichent point leur extrait de naissance en lettres blanches sur fond bleu. Elles ne se ressouviennent même pas des noms que leur parrain leur a donnés et n’ont jamais consenti à laisser numéroter leurs maisons…

Le gaz n’a point encore porté ses brillantes clartés dans nos rues ; aussi sont-elles tristes à mourir et noires…dès que la nuit a étendu ses sombres voiles.
Les magasins qui se serrent le long des rues sont de véritables capharnaüm, impossibles à décrire, étalant au passant famélique leurs richesses entassées. On aperçoit, à travers le vitrage des devantures des piles de marchandises de toutes sortes, des murailles de pièces d’étoffe et de mousseline, des remparts de conserves et des bastions de paniers de bière, des boites de gants Jouvin, des flacons d’eau de Botot, de vinaigre de Bully, des pots de pommade toute l’avalanche enfin du progrès parisien : des souliers sans couture, des vêtements imperméables et des chaînes de sûreté…. Tout cela est pèle-mêle et sans ordre.
Les chaussures côtoient les conserves alimentaires ; le vin de Bordeaux se vieillit au contact du fromage de Roquefort ; la parfumerie s’embaume des suaves émanations des salaisons nantaises ; les montres battent leurs secondes entre deux pâtés de foie gras ; les œuvres de Lamartine -profanation !- s’étagent sur une montagne de cirage anglais ! »
Quant à la population,
…. « Le créole est gai, affable, spirituel, avec une légère teinté d’ironie et de raillerie dans l’esprit, une certaine indolence dans ses affections, surtout un profond mépris pour les races de couleur, une exécration saccharine de la betterave, de sa culture et de ses produits.
Le sexe fort est aussi laid à Saint Pierre que partout ailleurs… (quant aux femmes)… frêles fleurs abîmées qui s’épanouissent et s’étiolent vite dans la serre chaude de ce climat.
A l’âge de quinze ans, ce ne sont déjà plus des enfants. Leur taille est fine, leurs mains mignonnes, leurs pieds microscopiques, car pour une créole surtout, en fait de chaussure, le contenu doit tou-jours être plus grand que le contenant. Elles cherchent toutes à plaire…. sont dépourvues d’une grande vivacité d’esprit, ont peu de littérature et ne se ressouviennent que d’une éducation ébauchée.
L’accablant soleil les relègue au fond des cases ombragées de manguiers séculaires… A peine si elles lisent ou si elles brodent, à peine si elles marchent, à peine si elles entrouvrent les lèvres pour se plaindre de la chaleur du jour
Et (déjà !) on regrette « le bon vieux temps »
Pour l’étranger qui débarquait autrefois à St Pierre, au lieu de se buter aux usages établis, il lui fallait, dès le principe, avoir le bon esprit de s’y plier. Le parallèle de la France et de Bourbon déplaisait aux créoles qui, dans leur for intérieur, n’osaient pas en convenir…. Le sacrifice de ses idées personnelles coûtait donc peu au nouveau venu Aussi s’empressait-on de lui signer de tous côtés son passeport de bienvenue. On l’installait dans un pavillon voisin. Un domestique était mis à sa disposition…. Souvent même, le soir, une belle esclave demi vêtue venait lui apporter le bandège (?) de tradition …. On l’éveillait en lui présentant une tasse de moka de la ravine des Cabris. Quinze jours s’étaient à peine écoulés pour l’étranger qu’on lui décernait le diplôme d’ami de la maison… trois mois après, il oubliait sa patrie, épousait une créole et se faisait planteur…
Que les temps ont changé aujourd’hui ! L’émancipation en est la cause, et la sociabilité créole est gravement compromise dans sa réputation. L’étranger est maintenant un inconnu, un indifférent qui ne reçoit plus d’autre hospitalité que celle de l’hôtel. Gagner de l’argent et fuir sous d’autres cieux, telle est la nouvelle devise. Chacun est pressé d’amasser désormais une laborieuse fortune afin de partir pour aller l’asseoir en France sur un sol moins volcanisé que la Réunion.
(un vieux dit)…. « Quelle transformation à St Pierre ! On y mange comme Gargantua, on y boit comme Bassompierre, on y dort comme un loir, on y travaille comme un bas-breton, on n’y parle que de la France et on n’y désire plus que de piastres…. »
Comment y emploie-t-on ses loisirs ?
Le dimanche, les favorisés de la fortune, les opulents de St Pierre s’enfuient à tire-d’aile. Ils se retirent vers les hauts dans de délicieux chalets tout peuplés de statues, de dieux larres, de vases de fleurs, d’arcades, de jets d’eau murmurante, de clairs bassins, de papillons aux ailes diaprées, de petits oiseaux au bec rose. Là, le climat est délicieux, à quinze cents mètres au-dessus du niveau de la mer.
La vie intellectuelle n’existe pas… A part les occasions de quelques réunions dansantes ou gastronomiques, on reste chez soi enveloppé dans le décorum de l’étiquette… Chacun vit comme le rat dans son fromage sans chercher à fusionner, même avec ses voisins. On se borne à quelques saluts, à quelques rares visites indispensables échelonnées de loin en loin. La journée dépensée en laborieux travaux, on s’installe sur les nattes de la varangue, on se renverse dans un de ces fauteuils rotinés inventés par la nonchalance des Indiens de Pondichéry, et l’on s’entoure de la floconneuse fumée du manille opiacé. Tout en respirant à plein cœur la brise fraîche qui souffle des montagnes, on laisse aller ses pensées voltigeantes sur les spirales que l’on repousse des lèvres tandis que dans le lointain le tam-tam madécasse fait gronder son bruit sourd
et saccadé et que quelques refrains créoles arrivent sur les bouffées de la brise. Voilà le programme de l’année….

A l’arrivée du courrier, la ville s’anime :
Le jour de l’arrivée du pacquet de Suez, la diligence descend au grand trot, de ses cinq mules du Poitou, la grande rue du quartier. Le postillon malabar fait claquer sa longue chabouque (sic). C’est un jour de fête. Pendant vingt-quatre heures on délaisse sa terne existence et ses désirs et ses regrets pour respirer la vie intellectuelle et vivace de la France. On partage ses sentiments, on embrasse ses haines, on épouse ses prédilections, on subit ses impressions de joie ou de douleur…. Puis tout est dit… Le surlendemain du jour de l’arrivée, les nouvelles de la veille ont vieilli de dix ans, et l’on compte avec tristesse les trente journées qu’il faudra voir s’écouler sans rien pour en couper la monotonie avant de retrouver à nouveau ces bonheurs éphémères.
La vie paisible de la ville semble parfois s’animer, en particulier les jours de festivité : le bal annuel de la mairie et la messe dominicale sont des occasions de rencontre.
En hiver, un bal de souscription, un seul, vient sortir de leur sombre retraite les fraîches et floconneuses parures et faire rêver d’amour les jeunes filles tout le reste de l’année. La salle de la mairie est le théâtre de ces fêtes
Quant aux détails, ils sont partout les mêmes : des lumières, des couronnes de fleurs et de verdure, des draperies, des bijoux, des dentelles, des flots de mousseline, de belles jeunes filles blondes aux yeux bleus, brunes aux longs cheveux noirs, des regards humides sous des cils ombrageux, de tendres serrements de mains. Fn repoussoir, du mauvais goût, de grands danseurs secs et vetus de noir, lourds papillons aux ressorts d’acier.
Mais ces réunions n’arrivent qu’à de rares occasions… Aussi les séducteurs, les beaux du quartier ne peuvent-ils compter que sur le plaisir hebdomadaire de la sortie de la messe le dimanche. C’est là que se continuent les romans ébauchés au bal de l’hiver.
Les séduisantes créoles arrivent en voiture découverte (le pauvre palanquin n’est déjà plus qu’un souvenir funéraire) avec le délicieux chapeau de paille d’Italie, le châle algérien, les cinquante mètres de volants indispensables, pour écouter, pieusement dit-on, le service de la messe.
Peu à peu. la place de l’église devient le rendez-vous des jeunes gens du quartier. Là… on rencontre de jeunes fats de mauvais goût qui dans leur naïveté exotique, se figurent que, pour être élégant il suffit de porter une canne impossible, de ganter le N° 7 (?), d’habiller des gilets prodigieux, de s’indiquer la raie au milieu et de se tenir empesé comme une poupée de collectionneur
Sous un soleil de plomb, sous l’ombre protectrice du parasol de soie blanche, tous se promènent, attendent discutent et fument.

La messe terminée, le tambour vient proclamer les mariages, puis la foule s’écoule lentement de l’humble église. C’est alors que tous les impatients de ce fortuné moment se précipitent pour former les deux rangs de la haie vivante entre laquelle doit défiler, par escouades de cinq ou six personnes, tout le contenu de la paroisse.

…. Les graves mamans fournissent d’ordinaire l’arrière-garde…. les demoiselles sortent en taille, la plupart habillées du corsage de la vierge, ombragées d’une marquise, ballonnées de jupons complaisants………………

De temps à autre, à côté de quelque figure décrépite par l’âge se glisse un frais minois bien doux… Vient ensuite la femme de Balzac, jaunie, ennuyée, ridicule, attachant chaque année une épingle à sa coiffure de Sainte Catherine…. Les mauvaises langues vont leur train Puis quelque voisin vous renfonce les côtes de son coude anguleux pour vous rappeler les 20 000 gaulettes du contrat de Melle X.   de…

 

Mais quittons cette description souvent partiale, et revenons au réveil de la Bienfaisance.

Après une trentaine d’années de sommeil, la Bienfaisan­ce verra reprendre ses activités. Une nouvelle génération de Maçons, en octobre 1862, demande la réouverture de la Loge dans une lettre adressée au Grand Orient de France, en ces termes :

« Il y a plusieurs années, quelques enfants de la Veuve, disséminés dans la vallée de Saint Pierre s’étaient réunis pour élever à leur Orient un Temple au Grand Architecte de l’Univers avec le titre distinctif de « La Bienfaisance ».

A trente lieues de la vénérable loge « La Parfaite Har­monie », située à l’orient de Saint Denis, ils s’adressèrent comme aujourd’hui au Grand Orient pour obtenir des Constitutions, afin de pouvoir exécuter les travaux, la règle, l’équerre et le compas à la main.

La Respectable Loge « La Bienfaisance » vit plus tard avec douleur son temple fermé et depuis, architecte et ouvriers ont déposé leurs outils.

Cependant, honteux de leur oisiveté, ils brûlent du désir de s’occuper de la Grande Oeuvre, qui intéresse tous les vrais maçons, et de resserrer aussi les liens de fraternité qui réunissent sur la surface du globe les Enfants de la Veuve, et ils s’engagent dès à présent à se conformer strictement aux règlements généraux, aux décrets émanés ou à émaner de votre autorité dogmatique, et no­tamment à fournir tous les métaux et contributions annuels que ces décrets exigent ou pourraient exiger.

Ils viennent donc vous prier de leur délivrer une charte gravée dans votre atelier trois fois honorable et par laquelle ils seraient autorisés à recommencer leurs travaux.

La Loge reprendra le nom distinctif « La Bienfaisance » et les nombreux ouvriers apporteront autant de zèle à l’ouvrage que d’empressement à tendre une main fraternelle et charitable à tous les maçons dans la peine et même aux profanes qui voudront accepter les offres de la Bienfaisance qui toujours les animera… »

Ces maçons saint-pierrois se font représenter par un frère parisien, le frère Grachet, qui appuie lui-même leur demande auprès des hautes instances du Grand Orient. Il semble d’ailleurs que ce soit sur son initiative qu’aura lieu ce réveil si on en juge par les termes d’une lettre que le frère Reilhac lui adresse le 5 Septembre 1862 :

« Depuis votre aimable invitation à faire nos efforts pour réunir les quelques maçons de Saint Pierre pour arriver au réveil de la Loge endormie depuis longtemps, je suis parvenu à réaliser votre pensée et je viens vous demander l’éminent service… de faire la plus grande diligence dans les démarches nécessaires pour notre installation auprès du Grand Orient ».

La demande de réouverture est datée du 27 Octobre 1862. Bien que non officiellement installée, (il le sera en Août 1863) l’atelier se réunit régulièrement et semble pris d’une véritable fringale d’initiation. Nous pouvons en juger par le calendrier très chargé de ces initiations données entre Octobre 1862 et Août 1863.

Parmi ces nouveaux initiés, 12 sont passés du stade de profane au grade de Maître en moins de 7 mois ! 6 ont même atteint le grade de Rose-Croix (sans doute conféré par le Chapitre de Saint-Denis, celui de Saint Pierre n’ouvrant qu’en 1864). Le record est battu par le frère Félix Orré, passé en 3 mois de profane à Rose-Croix !

Le 3 Mars 1863 a lieu l’élection des Officiers.

Le samedi 22 Août 1863 sera pour les frères de la Bienfaisance une journée mémorable : celle de l’allumage de leurs feux. Dans la société saint-pierroise, ce fut certainement un évènement. Le journal local parle « du drapeau national déployé sur la porte cochère de l’emplacement qui renferme la loge maçonnique de la Bienfaisance………….. qui fête la reconnaissance de la Loge par une commission venue de Saint Denis…. »

Prenant tout d’abord la parole, le frère Orateur, s’adresse à l’assemblée en invoquant le Grand Architecte de l’Univers, en ces termes :

 » Architecte divin de ce vaste univers

Qui révèlesta gloire aux bons comme aux pervers, Toi, dont la main puissante et toujours paternelle

Toi, qui veux entre tous l’union fraternelle, Jehovah ! sois béni de l’univers entier !

Daigne jeter les yeux sur notre humble atelier ! Protège nos travaux, allume dans notre âme

De la sainte vertu l’évangélique flamme ! Fais enfin, 8 dieu bon, que la fraternité Sois toujours entre nous une réalité !  »

Le Vénérable Reilhac porte ensuite un toast à l’Empe­reur Napoléon III et à sa famille en ces termes :

 » Très chers frères,

Je crois être l’interprète fidèle de vos sentiments en vous invitant à vous associer à moi pour payer un juste tribut de respect et de reconnaissance au puissant génie qui retira la France du bourbier sanglant des révolutions et sut la couvrir d’une gloire immortelle. Sauvée une deuxième fois de l’anarchie et repla­cée par un Napoléon au premier rang des nations, la France nous commande, pour ce nom glorieux, cet indicible attachement qui de­vient, dans les coeurs généreux, une sorte de culte pour les génies conservateurs des grandes nations. Sur ces terrains glorieux où les lauriers fleurissent pour nos armées, unissons-nous de cœur, mes frères, avec la France toute entière dans un sentiment unanime d’enthousiasme pour la grandeur de nos triomphes, pour l’invincible courage de notre armée et pour la magnanimité de l’Empereur. Souvent éclairés et réchauffés par les rayons de gloire de la mère-patrie, accueillons, mes frères, avec transport et bonheur ce vœu si cher à la France et que le sentiment de reconnaissance qui déborde de nos poitrines se traduise par cette acclamation : « Vive l’Empereur ! Vive la dynastie impériale ! Vive la France ! Vive l’armée ! ».

Et le frère Secrétaire qui raconte la scène ajoute : « Ce discours reçoit les plus vives acclamations ».

Le deuxième toast est porté à la santé du Grand Maître de l’Ordre, le Maréchal Magnan, et le Vénérable le fait en ces ter­mes :

« La santé que j’ai la faveur de vous proposer est celle du Très Illustre Grand Maître de l’Ordre, du Maréchal Magnan, l’une des gloires militaires de notre belle et noble France, du Maréchal Magnan, le généreux propagateur des idées pacifiquement libérales et sainement philanthropiques, du Maréchal Magnan qui, dans une circonstance solennelle, prononça ces paroles remarquables et rassu­rantes pour notre liberté maçonnique : « Bien que j’aie été nommé

en dehors des termes de votre Constitution, assurez-vous que je suis aussi indépendant que si j’avais été élu par vous-mêmes. Je n’aurais point accepté un mandat qui aurait lié ma liberté. En acceptant les fonctions de Grand Maitre, j’ai pensé et j’ai eu la volonté de faire le bien…. »

Le Vénérable propose ensuite un toast à la santé des Officiers de la Loge. Il leur demande leur concours dans la lourde tâche qui est la sienne. Le frère Orateur lui répond :

« Les Officiers dignitaires de cette Loge vous remer­cient de la santé que vous venez de leur porter. Vous nous connais­sez tous particulièrement ; deux d’entre eux sont vos amis, les deux autres sont vos employés…. Vous verrez que dans toutes les circonstances, vous pouvez compter sur notre entier dévouement. Vous êtes le capitaine de notre pacifique armée, nous sommes vos héritiers. Commandez, nous éxécuterons ; marchez, nous vous suivrons. Car nous sommes entièrement convaincus que vous ne pouvez jamais rien faire qui ne soit juste, bon et nécessaire au bien comme à la dignité de notre atelier ».

Après cette installation mémorable, les travaux conti­nuent à La Bienfaisance. Quelques nouveaux membres viennent orner les colonnes, si bien qu’au tableau de 1864, l’atelier compte 37 membres.

Cette année 1864, sera pour les Francs-Maçons de Saint Pierre une année de travail, et leurs objectifs porteront spécialement sur deux points : l’aménagement d’un nouveau local et l’installation d’un chapitre.

Nous ne possédons pratiquement aucun renseignement sur le lieu où se réunissait La Bienfaisance. Une rue de Saint Pierre portant le nom de « rue de la Loge », on serait tenté d’y voir une allusion à une loge maçonnique ; il n’en est rien. La « loge » en question était une caserne, entourée de magasins, construite par Gabriel Dejean vers 1739. Le terme de « loge » a d’ailleurs désigné longtemps le palais du gouverneur à Saint Denis, renforcé en 1738 par la construction de magasin et de casernes.

Les pièces envoyées par la Bienfaisance au Grand Orient en 1863 portent l’adresse de la Loge : rue des Moulins.

En 1864, il semble que le local soit devenu trop exigu et on songe à une construction nouvelle.

Le frère Gabriel Prudent lance l’idée d’une loterie pour subvenir aux frais de cette construction :

« Avec 30 000 Frs, nous pourrions faire l’acquisition d’un terrain et y édifier un modeste temple que nos ressources ul­térieures se chargeraient d’embellir. »

Il propose donc l’émission de 8 000 billets de loterie vendus 5 Frs pièce, ce qui donnera 40 000 Frs de recette. En réser­vant 10 000 Frs pour les lots, le bénéfice atteindra les 30 000 Frs nécessaires.

On demande donc au Conseil de l’Ordre l’autorisation d’organiser cette loterie, avec les motifs suivants :

« La ville de Saint Pierre prend en effet un accroissement considérable : son port va s’achever et deviendra le rendez-vous de tous les capitaines qui naviguent dans nos mers , presque tous sont maçons. Ils viendront nous visiter. Comment les recevoir dignement dans un local si étroit et si peu en rapport avec les besoins qui vont naître ? Et n’est-il pas de notre dignité d’avoir un temple à la hauteur de notre sublime maison ? »

L’autorisation est accordée en juillet 1865 et La Bienfaisance bâtira son temple. Les travaux commenceront l’année suivante : le Courrier de Saint Pierre, hebdomadaire local, annonce dans son numéro du 10 Mai 1866 :

« La Loge La Bienfaisance de Saint Pierre s’agrandit. Déjà, le local où s’assemblaient les Francs-Maçons ne leur suffit plus. Un nouveau local est sur le point d’être édifié sur l’emplacement même de l’ancien ».

et l’article ajoute :

« L’anathème lancé par le Saint Père contre ces mécréants aurait-il par hasard, produit l’effet contraire à celui qu’il es­pèrait ? Nous le craignons bien ».

Cet article fait allusion à l’allocution prononcée par le Pape dans le Consistoire secret du 25 Septembre 1865, allocution reproduite par les journaux de la Réunion ; Pie IX, pourtant initié lui même dans une loge de Palerme, y évoquait :

« Cette société perverse d’hommes appelée maçonnique qui…. a fini par se faire jour…. pour la ruine commune de la religion et de la société humaine… ces hommes dépravés qui, à l’aide des sociétés ci-dessus mentionnées, se livrent à des actes impies et criminels ».

Ne nous trompons pas sur le ton du Courrier de Saint Pierre. Cet hebdomadaire, sortant des presses de l’imprimerie Ar­manet, sera toujours favorable aux Francs-Maçons, et on peut y lire des articles souvent élogieux, toujours bienveillants sur l’ac­tivité de la loge de Saint Pierre. D’ailleurs, après 1866, le « Professeur d’humanités demandé par la commune de Saint Pierre », le frère Jantet y rédigera des articles où transparaît ]’idéal maçon­nique, et Armanet, fils de franc-maçon et éditorialiste qui y tient la rubrique locale, ne manque pas de défendre les idées chères à la franc-maçonnerie.

Le 15 Mai 1865, l’atelier envoie au Grand Orient pour approbation ses propositions de règlement intérieur. Voyons-en quelques points :

  • les séances ont lieu le 1er et le 3è samedis de chaque mois (à partir de 1872. les jours de tenues seront les 2è et 4è lundis)
  • des jetons nominatifs sont attribués à chaque présence.
  • les frères trop souvent absents recevront de la part du Vénérable une « admonestation convenable »
  • le conseil d’administration, composé des cinq lumières de l’atelier veillera à l’état des finances du groupe.

L’année 1869 fut pour les Francs-Maçons saint-pierrois une année bien remplie. La loge avait-elle atteint « sa vitesse de croisière » ? Les membres qui la composaient étaient-ils particu­lièrement dynamiques ? Si cette année nous apparaît si chargée,est­ce seulement parce que les documents la concernant abondent ? Toujours est-il que les activités des Maçons au cours de 1869 nous donnent une idée du rôle joué par la Franc-Maçonnerie dans la ca­pitale du Sud. Essayons d’en voir quelques aspects.

Pour commencer, nous ne pouvons résister au plaisir de vous narrer les aventures des « Fils de l’Air ».

Le 10 Avril arrive à St Denis, venant de Maurice, le vapeur Emyrne ayant à son bord une troupe d’acrobates : les Fils de l’Air. Puis cette troupe gagne Saint Pierre et s’installe sur la place. Après une première représentation, le journal local ne tarit pas d’éloges sur l’habileté des artistes :

« Les affiches n’ont pas menti : elles ont dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Oui, Mr Ibanez fait des tours de force herculéens. Il est d’ailleurs bâti en Hercule, cet homme ! Ses membres sont faits pour la vigueur. Il peut supporter sans trop de peine un boulet de 35 livres au bout de son bras tendu horizontalement.

Oui, Messieurs Diaz et Corréa font des tours qui prou­vent beaucoup de force, d’adresse et d’agilité sur le double trapè­ze ; ils sont surtout très gracieux dans leurs mouvements ».

Et le journal ajoute :

« Pourquoi donc les dames ne viennent-elles pas embellir de leur présence ces réunions ? On s’y tient parfaitement bien. Il y a beaucoup d’ordre et il y en aurait certainement plus encore si elles étaient là…. »

D’autres représentations ont lieu les jours suivants, mais les dames les boudent toujours. Enfin le 17 Juin, le journal triomphe :

« Enfin, les dames se sont rendues à la dernière repré­sentation des Fils de l’Air. Quelqu’un avait eu l’aimable attention de louer toutes les premières places et de les replacer aux familles au prix de location…. Aussi ces places réservées ont-elles été prises avec empressement…. Mais comme ces pauvres dames n’ont pas été heureuses ! La pluie n’a pas voulu leur permettre de voir la représentation en entier. Elle est venue tomber juste au moment où on allait exécuter les derniers tours…. Il a fallu………………………………………………… décamper

au milieu de la pluie et ‘le la boue….

Cette troupe donna plusieurs représentations dont l’une au profit des pauvres, et utilisa même plusieurs jeunes saint pier­rois dans des tours d’adresse et d’acrobatie.

La troupe repartit le 26 Août 1869, mais auparavant, trois de ses membres reçurent la lumière dans la loge La Bienfai­sance : José Ibanez, Ventura Diaz et Manoel Corréa (que le tableau de 1869 qualifie « d’artistes gymnarsiarques ») furent initiés le 24 Août et reçurent même le grade de Maître deux jours plus tard, le jour même de leur départ.

Mais les « jeux du cirque » ne sont pas les seules dis­tractions des Maçons de Saint Pierre ; ils organisent aussi des réunions artistiques d’un autre niveau.

Le 10 Juin, un concert est organisé par les Maçons et le journal local l’annonce :

« C’est dimanche prochain que doit se donner le concert pour les pauvres, à la loge La Bienfaisance de Saint Pierre.

Avons-nous besoin d’inviter les dames à ne pas manquer à l’appel que leur font les Maçons de St Pierre ? Secourir les pauvres ! Venir en aide à la misère ! N’y a-t-il pas là de quoi attirer beaucoup de monde ? Et le programme ne serait-il pas assez attrayant par lui-même si l’amour de la charité avait besoin de sti­mulant ?

Venez donc en foule, Mesdames ! Venez verser votre obole au tronc des pauvres. Cette obole soulagera peut-être une grande misère ! Vous aurez peut-être évité bien des larmes à une pauvre mère dont la petite famille demande du pain !

Voici au surplus le programme du concert :

  • Première partie :
  • I) Ouverture sur des motifs de la Favorite
  • II) Conférence scientifique : Mr C….
  • III) Cinquième air varié de Bériot : M.D….
  • IV) Sonate pathétique de Beethoven par Melle F…
  • V) Duo de Norma (chant) par Melles F… et C…
  • Deuxième partie :
  • I) Ouverture sur des motifs de La Favorite
  • II) Cavatine de Robert le Diable (chant) par Melle F..
  • III) Conférence littéraire de M. J…
  • IV) Air varié sur la flûte : M. D… – V) Grand air des Martyrs (chant) : Melle C…
  • VI) Galop de bravoure, de Schulhoff, par Melle F..

Cette représentation eut certainement du succès puis­que la recette s’éleva à 500 Frs et que, quelques jours plus tard, le Courrier de St Pierre put écrire :

« Il sera minuit dans quelques instants. Nous venons du troisième concert donné par les Francs-Maçons au profit des pauvres. …. la salle était comble, les bancs pleins partout et certaine­ment l’on aurait pu craindre avec quelques raisons qu’il y eut peu de monde, car la pluie était tombée assez forte quelques moments avant l’heure fixée ».

Après avoir analysé le talent des différents artistes, le chroniqueur ajoute :

« Nous l’avons dit en débutant : cette soirée a été des plus agréables ; que Messieurs les Maçons en donnent souvent comme celle-là et ils sont sûrs d’attirer toujours beaucoup de monde ».

Puis, au sujet de la conférence de Paul Cudenet, il écrit :

« C’est la narration d’un voyage dans la lune. Le confé­rencier y monte avec des dames auxquelles, bien entendu, il a demandé la permission de les accompagner ; il leur explique les mouvements de rotation de la lune et de la terre, les divers phénomènes qui s’opèrent à cet effet. La lune est-elle habitable ? Est-elle habitée ? Toutes ces diverses questions ont été traitées et expli­quées avec simplicité et mises à la portée de tout le monde ».

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L’autre conférence, prononcée par M. Jantet, Professeur au collège, sur Erckmann-Chatrian, semble avoir remporté moins de succès.

Cette soirée eut des conséquences que les Francs-Maçons n’avaient certainement pas prévues. Le clergé local, en l’occurence l’abbé Carméné, curé de St Pierre, accusa le conférencier d’avoir, dans sa conférence sur le ciel, « attaqué la religion ». Armanet, dans le journal local, répond avec humour :

« Nous avons pu enfin nous procurer le texte de la confé­rence de M. Cudenet que nous avions déjà entendue à la loge et nous y avons cherché vainement, comme tout le monde, les prétendues atta­ques faites à la religion. Il s’agissait bien du ciel, mais à un point de vue tout à fait astronomique. Reproche-t-on au conférencier d’avoir emmené les dames qui l’écoutaient dans ces régions éthérées sans avoir fait viser leurs passeports par les a’itorités compéten­tes ? D’abord, nous sommes sûrs que les papiers étaient en règle, et puis on partait pour un si court voyage ! L’accusation d’avoir commis une hérésie en disant que la terre tourne est dépassée… »

Quelques jours plus tard, nouvel incident : l’évèque, Monseigneur Maupoint visite les paroisses du sud et est reçu par le curé de St Pierre. Dans son discours d’accueil, celui-ci attaque les Francs-Maçons qu’il traite de « loups » ; il attaque de même le Courrier de St Pierre qui répond :

« …. Nous étions à deux pas de vous, nous vous avons parfaitement entendu. Vous devez avoir entendu aussi, Monsieur, le murmure désapprobateur qui s’est manifesté tout autour de vous ; vous avez sans doute compris toute l’éloquence d’un coup de sifflet que nous avons été un des premiers à blâmer, mais qui n’a pas moins été lancé en réponse aux attaques que vous avez faites à des person­nes très honorables et haut placées qui accompagnaient votre cortè­ge

…. Fort heureusement, nous nous sommes trouvés en bonne compagnie : nous n’avons pas été seul à supporter le poids de votre anathème. Merci, Monsieur, merci de nous avoir calomnié en même temps que les Francs-Maçons. Merci d’avoir aboyé -ah ! pardon ! mais ce mot et ceux qui suivent sont de vous- Nous n’aurions pas voulu les choisir dans l’Evangire et serions tout honteux de vous les adresser. Merci d’avoir « aboyé » contre nous tous comme un « chien ». Merci de nous avoir placé au milieu des loups !

Avouez, Monsieur, que vous n’avez pas été heureux dans le choix de vos expressions. Vous appelez des « loups » Messieurs les Francs-Maçons ! Des loups, ceux-là auxquels vous tendez la main tous les jours ! Des loups, plusieurs notabilités de la commune de Saint Pierre auxquelles vous demandez tous les jours des services ! Des loups, ceux-là qui ont tenu les cordons de votre dais le jour de la procession de la Fête-Dieu ! Des loups, ces vieillards à cheveux blancs que tout le monde respecte ici ! Des loups, toutes ces per­sonnes que vous aviez en face de vous, derrière Monseigneur l’Evèque, et auxquelles vous n’avez pas craint de jeter l’injure, abrité par la majesté du lieu où vous étiez ! Des loups, ceux-là que vous avez invité à venir à votre table le lendemain de l’arrivée de Monseigneur l’Evèque !

… Il ne nous appartient pas de relever ce démenti… que vous leur avez lancé en leur disant qu’ils « donnaient des con­certs soi-disant pour les pauvres ». A eux le soin de se défendre s’ils le croient nécessaire. Quant à nous, nous avons fait en vous écoutant cette réflexion : « La persécution est mère de la résistance ». Nous prenons à témoin ces cinq nouvelles réceptions dans la Maçonne­rie qui ont été accordées samedi soir à cinq personnes des plus hono­rables et des mieux placées de la commune »

-Quand le curé de Saint Pierre qualifie de « loups » les Francs-Maçons, il ne sait sans doute pas que, parmi eux, se trouvent le maire, deux de ses adjoints, quatre conseillers municipaux, et même trois membres de son propre conseil de fabrique, toutes personnes à qui, effectivement, il devait avoir assez souvent à demander quelque service !

Quelques semaines plus tard, en Août 1869, les Francs-Maçons préparent un nouveau concert, avec un programme aussi at­trayant que le précédent : des morceaux de musique classique, quel­ques duos, deux conférences, l’une sur les poètes créoles, l’autre sur Jules Simon par M. Jantet, Professeur.

Cette réunion prévue pour le 8 Août, sera remise à une date ultérieure, d’une part à cause de la mort de M. de Mahy, ancien adjoint au maire, décédé en Métropole et ancien membre de la Bien­faisance, et d’autre part à cause de l’incendie monstre qui ravagea les environs de Salazie. Une souscription fut organisée pour les sinistrés, à laquelle les Frères versèrent leur obole ; les Francs-Maçons mauriciens y participèrent aussi, comme l’annonce le journal local

« Les Maçons de la Triple Espérance de Maurice se sont émus des malheurs arrivés aux incendiés de Salazie. Ils ont monté en vingt jours « Orphée aux Enfers ». La représentation a produit une recette de 2 800 Frs qui ont été envoyés à M. Mazaé Azéma, de la loge l’Amitié de Saint Denis ».

Les Francs-Maçons et le clergé local

Entre 1860 et 1870, il semble que les relations aient été assez tendues entre les Francs-Maçons saint-pierrois et le clergé du sud.

Voyons quelques aspects de cette querelle :

En Décembre 1864, paraît dans les journaux « cléricaux » un article dans lequel on évoque « une prière à tous les Saints pour être délivré des Francs-Maçons ».

Le Courrier de St Pierre ayant fait état de cette lettre, le Frère Eugène Prat réagit violemment en prenant la défense des Francs-Maçons.

 

Le jour de Noël 1867, un incident se produit à l’église du Tampon.

Ecoutons le Courrier de St Pierre à ce sujet :

« Le jour de Noël, un groupe de personnes appartenant à l’élite de la population (parmi lesquelles se trouvaient deux dames) étaient dans l’église du Tampon pendant la célébration d’une des trois messes qu’il est d’usage de dire ce jour-là.

Ces personnes, au nombre de cinq, se tenaient debout au moment de la communion. Tous les autres assistants étaient agenouillés.

Les prescriptions de l’Eglise ne font pas une obliga­tion à ceux qui assistent à l’administration des sacrements de s’age­nouiller. Ceux qui veulent rester debout peuvent le faire….l’abbé Eymard, curé de la chapelle du Tampon, ne l’ad­met pas ainsi. A la vue des cinq personnes qui se tenaient debout quand tous les autres étaient prosternés, il interrompt la communion pour infliger aux cinq personnes qui ne s’agenouillaient pas une se­monce remplie d’injures grossières, les désignant du doigt en les comptant et appelant sur elles la réprobation publique.

Les honorables colons, objets de ces invectives, donnè­rent par leur calme, une leçon de convenance au curé Eymard ».

Les personnes visées étaient M. de Kervéguen, M. Louis Hcarau, M. de Mahy et sa famille.

Doit-on seulement voir une coïncidence dans le fait que deux d’entre elles (deKervéguen et de Mahy) aient été des Francs-Maçons ?

Autre épisode de cette querelle entre Loge et Eglise : l’incroyable dictée donnée le 22 Juin 1868 aux élèves de l’école des Frères de Saint Denis :

LA FRANC-MAÇONNERIE

La Franc-Maçonnerie, qui se qualifie du titre mensonger de Société de Bienfaisance, n’est autre chose qu’un composé d’athées, d’impies, et de matérialistes, de rationnalistes, de panthéistes, mais surtout de li­bertins, de polissons, d’impudiques etc… Cette société est le fléau de l’Eglise, des Etats, des familles et du monde entier, le scandale de tous les honnêtes gens et la honte éternelle, la dépradation et le déshonneur de l’humanité.

D’après les constitutions maçonniques, le Franc-maçon, sauf celui qui l’est par surprise, par ignorance, c’est à dire qui ne connait point à quoi tend cette infâme société, est essentiellement un assassin, un voleur, un libertin etc… Le but bien connu de l’infer­nale société est la négation de Dieu, afin de n’avoir pas de vengeur de ses crimes, de ses infamies, de son libertinage etc… le renversement des trônes, des gouvernements, de la puissance militaire, enfin de toute autorité qui pourrait la gêner, afin de n’avoir rien à redouter pour exercer ses scélératesses. Et pourtant, quoique la Franc-Maçonnerie ne veuille pas de puissance pour la réduire, elle-même veut être puissance, veut dominer les autres et leur faire approuver ses forfaits, et elle menace du poignard quiconque voudra la méconnaître.

Comme elle se dit régénératrice de l’humanité, elle nous prêche trois mots qu’elle n’observe pas : liberté, égalité, fraternité.

La liberté, mais elle ne la veut que pour elle, elle veut être libre de faire le mal, mais l’Eglise ne doit point être libre de faire le bien, elle doit être opprimée par tout bon franc-maçon.

L’égalité, elle ne la veut pas pour l’Eglise ; celle-là doit être pillée, spoliée par elle ; les bons catholiques, ceux-là sont des profanes, il n’y a point d’égalité pour eux, la guillotine, voilà leur égalité…

La fraternité, la sainte société fraternise avec le poignard, avec ceux qui ne sont pas de son avis, qui ne l’approuvent pas ou qui dévoilent ses sanguinaires projets.

Jugez maintenant de la société de bienfaisance… Jeunesse sans expérience, avide de tout voir et de tout savoir, jeunes insensés, vous qui vous laissez endoctriner par des conseils ou des discours pervers, vous laisse­rez vous prendre dans les pièges maçonniques maintenant ? Songez que vous paieriez chèrement votre folie ».

Il est évident qu’un tel texte n’était pas fait pour améliorer les relations entre les deux organisations !

Cette querelle se poursuit sur le plan local, tout au long des années 1869 et 1870, notamment dans l’incident relaté plus haut lors de la visite de l’Evèque à Saint Pierre.

 

De leur côté, les Francs-Maçons ne sont pas muets : par la plume d’Armanet, l’enseignement religieux est critiqué, no­tamment dans le système de punition qui y est appliqué :

« Bon nombre de personnes, et peut-être vous le premier, mon cher éditeur, ignorent que la punition la plus anodine consiste à faire « baiser la terre »…. Pour une dissipation d’un seul instant, par exemple pendant la dernière dizaine de chapelet que l’on vient d’abattre (sic), l’élève est forcé à se placer à genoux et à incliner son torse jusqu’à possibilité de mettre ses lèvres en contact avec le sol, Est-ce assez abject ….

…. Une autre infliction de peine consiste à condamner l’enfant au « riz sec » après avoir été préalablement mis en retenue. Les parents sont avertis alors d’envoyer le repas de l’enfant, mais sans « fricot ». Cédant au sentiment de l’amour paternel, il arrive que les parents, quelquefois, croient déjouer les vigueurs de la peine en cachant, sous le riz, un peu de ce cari prohibé. Hélas ! leurs Révérences ont l’odorat subtil, et puis, habitués à l’innocent stra­tagème, il n’est pas rare qu’elles n’aillent prendre à l’enfant l’é­lément défendu pour le jeter immédiatement aux chiens… »

Un peu plus tard, le journal loue :

« l’excellence de l’enseignement laïque qui nous sommes profondément convaincus, s’affirme tous les jours davantage à Bour­bon ».

Le 20 Août 1870, un article signé Deville traite de « l’utilité et de la nécessité de l’enseignement secon­daire laïque dans les communes ».

De son côté, il semble que le clergé ne fasse guère l’éloge des Francs-Maçons parmi les fidèles comme en témoigne cet article « Il parait que les Francs-Maçons ne sont pas odeur de sainteté à Cilaos. Un de ces derniers, habitué à se rendre chaque année dans cette localité, a été à deux reprises fort maltraité en paroles par M. Jaegy, curé de Cilaos. Deux personnes l’ayant accueilli chez elles ont reçu pour ce fait des reproches de Mr le curé.

Ajoutons que le Franc-Maçon attaqué si vivement avait dit de M, Jaegy, et très souvent, beaucoup de bien, à Cilaos comme à St Pierre, le représentant comme un des prêtres les plus francs et les plus honnêtes de la colonie ».

La Bienfaisance connut aussi des jours de deuil. C’est ainsi qu’au début de septembre, mourut un des membres de la Loge, le jeune Etienne Manicourt Rivière. Il avait demandé que lui soit faites des obsèques maçonniques. Le convoi partit de la Loge et, sur sa tombe, le frère Jantet prononça ces quelques mots :

« Mes Frères, vous avez voulu vous réunir autour de la tombe de notre bien-aimé frère pour lui donner un dernier témoignage d’amitié et de regret, et voici qu’un spectacle auquel la nature devrait nous avoir habitués semble vous frapper d’un religieux éton­nement. Quoi ! hier encore, notre ami conversait avec nous, calme et souriant, malgré des souffrances et les approches de la mort. L’in­telligence rayonnait sur son front, la bonté se lisait dans ses yeux, puis tout à coup, son sang s’est glacé dans ses veines, ses yeux fixes et immobiles n’ont plus vu les objets, la parole a expiré sur ses lèvres avec son dernier soupir et de toutes les qualités que nous avions aimées en lui, il ne nous reste plus qu’un douloureux et péni­ble souvenir.

Non, mes frères, tels ne sauraient être vos sentiments ; la mort serait trop affreuse sans la consolante et sublime croyance que nous prêche notre institution et que confirme notre raison. Vous sentez et vous comprenez que Dieu n’a pu vous donner une intelligen­ce capable de la comprendre, un coeur fait pour l’aimer, des aspi­rations qui ne peuvent êtres satisfaites ici bas sans voir en même temps créer tin autre monde où se trouveront réalisées toutes les promesses de justice et d’amour qu’il nous fait par la voix de la conscience et de la raison. La terre va reprendre son bien, mais l’âme de notre frère, dégagée des liens terrestres qui l’unissaient

à la matière a déjà pris son vol vers les régions éthérées où Dieu l’a appelée.

Notre frère croyait à l’immortalité de l’âme ; il croyait à un Dieu juste et bon et c’est cette croyance qui lui a donné, à ses derniers moments, ce calme et cette sérénité que nous admirions tous. La mort n’a d’angoisses que pour l’homme méchant ou craintif ; l’han-me probe et courageux l’envisage comme un hôte attendu depuis long­temps. La conscience de notre frère était pure. Il s’est endormi sans crainte parce qu’il était sans reproche.

Venez donc, ô mes frères, autour de la tombe de l’honnête homme qui n’est plus, venez, vous surtout qui avez eu le bonheur de vivre dans son intimité, vous qui avez connu ses qualités modestes mais charmantes ; sa bonté, sa douceur et son affabilité, vous qu’il a voulu avoir près de lui à ses derniers moments, venez adresser à votre ami un suprême adieu. Puisse ce témoignage de notre sympathie adoucir un peu les regrets d’une famille à l’affection de laquelle il a été ravi par une mort si prématurée ! Quant à lui, ne le plai­gnons pas, il nous a donné le spectacle fortifiant d’une belle mort succédant à une vie honorablement remplie.

Frère Manicourt, si, suivant la coutume de nos pères, les âmes de. ceux qui ne sont plus peuvent entendre les adieux de leurs amis, recevez ceux qu’ils vous adressent avec le témoignage de leurs regrets.

Adieu, frère Manicourt.

 

Enfin, pour terminer l’année 1869, les Francs-Maçons de Saint Pierre fêtent la Saint Jean d’hiver par un banquet en leur local. Voici ce qu’en dit le journal local :

« Nous avons assisté dimanche dernier au banquet annuel donné par les Francs-Maçons de St Pierre à la suite de leur cérémonie solsticiale. Les invités étaient nombreux. Il est impossible d’imagi­ner une plus charmante réunion, animée d’une plus aimable cordialité. M. Lasserve, qui appartient à une des loges de St Denis et qui était invité, n’a malheureusement pas pu venir. Les toasts les plus cha­leureux lui ont été portés.

Nous sommes pénétrés de reconnaissance pour l’accueil affectueux qui a été fait à l’éditeur-gérant et aux rédacteurs du Courrier.

… La Loge La Bienfaisance représente dignement l’opi­nion libérale, si répandue, si populaire à St Pierre. Elle a beau­coup contribué au réveil de la vie publique parmi nous, par ses réu­nions, par ses concerts, par ses conférences et par son action de chaque jour. Dans un autre ordre d’idées, avons-nous besoin de rappeler la générosité avec laquelle elle répond aux demandes de secours qui lui sont adressées, la délicatesse qu’elle met à aller au-devant de toutes les misères, l’effort héroique qu’elle a déployé pour sauver de la famine la population de Cilaos succombant de misère et de maladie ?

Une institution qui répand tant de bienfaits a droit à l’estime et au respect de tous les honnêtes gens…. »

L’année 1870

De gros nuages noirs apparaissent à l’horizon ; l’année 1870 commence avec les mauvaises nouvelles qui arrivent de métropole, souvent avec beaucoup de retard.

Des jeunes gens volontaires vont s’engager pour la dé­fense de la patrie et un contingent partira de St Pierre ; parmi eux, des enfants de Francs-Maçons.

 

Le 16 Septembre, une souscription est Tancée en faveur des blessés de l’armée française, parmi les organisateurs ; Gabriel Potier, Paul Cudenet, Paul Geneviève.

Puis, c’est le désastre et le 8 Novembre, la République est proclamée à Saint Denis. Des élections doivent avoir lieu en Novembre et deux candidats sont les favoris des Frères : le Docteur De Mahy, qui porte un nom bien connu à St Pierre, et De la Serve, tous deux descendants d’une lignée de Francs-Maçons. Un comité local leur apporte son soutien, et dans ce comité figurent sept frères de La Bienfaisance. L’élection des favoris aura lieu sans difficultés : ils auront plus de 11 000 voix, les trois autres candidats arrivant péniblement à 1 200.

Les deux nouveaux élus partent pour la métropole en Décembre 1870.

A cette date les documents cessent. Plus aucune trace de la Bienfaisance, de son influence, de son existence même. A peine, dans l’annuaire du Grand Orient le nom de ses deux derniers vénéra­bles ; Just Hoarau en 1871 et 1872, puis Benjamin Cudenet de 1873 à 1879.

En 1880, la Bienfaisance est classée parmi les loges en sommeil,

 

LE BILAN

Après ce demi-siècle d’existence, quel bilan peut-on faire de l’oeuvre de La Bienfaisance ? Qu’a-t-elle apporté, selon ses buts, à l’humanité en général et à la société Saint-Pierroise en particulier ?

L’essentiel de son oeuvre peut se résumer en trois points : un rôle de formation, un rôle d’assistance, un rôle d’école de réflexion.

  • Un rôle de formation :

Formation des jeunes, tout d’abord : plusieurs frères sont à l’origine de la création du collège de Saint Pierre (1843). Pour en encourager les bons élèves, des prix furent ensuite décernés par la Loge.

En Août 1870, les frères Potier, de Mahy et Prudent créent l’amicale des anciens élèves du lycée qui tient ses réunions dans les locaux de la Loge.

Mentionnons aussi les différents concerts et conférences scientifiques et littéraires donnés dans les locaux maçonniques.

  • Un rôle d’assistance :

Il est certainement difficile sinon impossible de dresser la liste des aides en tous genres apportées par les maçons de Saint-Pierre à leurs compatriotes. Nous ne pouvons en citer que quelques exemples au hasard :

  • aide aux sinistrés des ouragans : 1863
  • aide aux victimes des incendies de l’intérieur (1869)
  • part prise à la souscription pour les blessés de guerre : 1870

On relève aussi des actions plus ponctuelles, carme celle accordée à un frère belge, Léôpold Eyckerman installé à Saint Pierre avec femme et enfant, il dut être rapatrié pour raison de santé en 1867. Or, la France lui refusa le droit au voyage, sous pré­texte qu’il était belge, et la Belgique aussi, parce qu’il résidait sur territoire français !

 

Mais surtout n’oublions pas le rôle important joué par trois personnages, tous trois francs-maçons, dans l’approvisionnement en eau de la région de St Pierre : les FF Henri Frappier, Charles Motais et Joseph Hoarau-Desruisseaux sont les réalisateurs du Canal St Etienne qui, prenant l’eau en amont de la Rivière St Etienne, fournit la ville de St Pierre en eau potable. Une plaque commémora­tive déposée à la mairie, leur rend un hommage mérité.

Fn 1868 fut créée, sous l’égide de quelques Francs-Maçons, une société coopérative de consommation qui ne semble pas avoir vécu très longtemps.

Un rôle d’école de réflexion :

Sur les colonnes de La Bienfaisance se côtoient les responsables administratifs et politiques de la région, et les esprits éveillés avides de progrès. Nul doute que les idées qui y furent dis­cutées puis mises en application contribuèrent à l’évolution sociale et économique de la région.

Aux environs de 1880, les Francs-Maçons du Sud cessent leurs travaux.

Moins d’un siècle plus tard, en Juin 1975, un groupe de Frères reprennent les outils déposés par leurs cinés et ouvrent la Loge La Sincérité Parfaite, à l’Orient de Saint-Pierre Tampon, renouant ainsi la chaîne qui relie, dans le temps et l’espace, les Francs-Maçons du Monde entier.

Je remercie particulièrement Mr et Mme ROBERT qui m’ont beaucoup aidé dans la réalisation matérielle de cette modeste plaquette.

JFLB